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Premiers chapitres

Prologue

​

Mes souvenirs d’enfance étaient peu nombreux avant que les Sauvel arrivent dans ma vie, ou plutôt avant que je fasse irruption dans la leur. Je ne gardais que cette sensation d’être gênant. D’être de trop. C’était probablement à cette époque que j’avais appris à me faire oublier. J’avais très vite compris l’importance d’éviter tous signes qui auraient pu trahir ma présence et déranger mes parents, occupés à s’engueuler, ivres. Je savais que, si je me manifestais, leur colère retomberait sur moi.

Les détails, eux, restaient flous. La psychologue, attribuée par le juge des enfants, m’avait expliqué que, dans le but de me protéger, j’avais occulté ces moments douloureux.

En revanche, ceux concernant ma vie chez les Sauvel étaient bien ancrés.

Certains plus que d’autres.

Avec Léon, en particulier.

Si je devais n’en évoquer qu’un, je choisirais, sans aucun doute, l’un de ceux où je me retrouvais seul avec lui. Il était le père de cette famille qui m’avait accueilli jusqu’à mes dix-huit ans. Depuis notre première rencontre, il m’avait intrigué, fasciné même. Il avait beau dégager une présence imposante, forte et, dans certains cas, brusque, je ne me sentais pas en insécurité. Parfois, je pouvais affirmer que c’était tout l’inverse. Avec lui, je n’avais plus peur.

Aussi, lorsque le juge avait accordé à mes parents biologiques des visites bimensuelles obligatoires, je parvenais à m’y rendre, car c’était toujours lui qui m’y conduisait. Ces rencontres étaient source d’angoisse pour moi. Si les détails avaient été occultés par mon cerveau, mon corps, lui, se souvenait en voyant cet homme et cette femme que je devais appeler papa et maman. J’avais beau anticiper cette visite, la visualiser pour mieux la contrôler, la peur apparaissait très violemment. Je me crispais soudainement, mon pouls accélérait et je n’avais qu’une envie : me cacher dans un coin de la pièce pour « ne pas déranger ».

Une chose me permettait de tenir. Il me suffisait de lever les yeux et d’apercevoir une casquette aller et venir derrière la haute fenêtre de la porte en bois qui me séparait de Léon pour que je m’apaise. Il était là. S’ils s’en prenaient à moi, Léon interviendrait. Sa grosse voix, ses mains trapues et abîmées par ses séances de jardinage sauraient me protéger. J’en étais certain.

Alors, dès que je me sentais asphyxié, je cherchais du regard cette casquette bouger de gauche à droite et de droite à gauche, signe que son porteur faisait les cent pas juste à côté en m’attendant.

Quand la rencontre se terminait, je me ruais sur lui, mais je me ravisais toujours au dernier moment, jamais sûr d’être en droit de recevoir son affection. Après tout, il avait sa femme, Olivia, qu’il aimait plus que quiconque sur cette terre, et ses deux enfants. Alban et Alis.

Et comme chaque fois, c’était lui qui venait. Il s’accroupissait et posait sa main sur mon épaule.

— Alors, crapaud, ça va ?

Ce surnom ne m’avait jamais quitté et je l’adorais. Il était le seul à m’appeler ainsi et j’étais le seul qu’il appelait ainsi. Juste moi.

Je hochais la tête, et il se redressait en me rapprochant de lui. Sa main dans mon dos me rassurait et j’avançais, heureux et fier à ses côtés.

Parfois, sur le chemin du retour, nous nous arrêtions à la plage. Léon me le proposait souvent, surtout si la rencontre s’était moins bien passée. Celles desquelles je ressortais tendu ou, lorsque la voix s’était élevée plus qu’à l’accoutumée, celles qui nécessitaient l’intervention de l’assistante sociale qui était présente.

— Un petit détour, ça te dit ?

Mon acquiescement, il l’obtenait avant que je ne prononce le mot « oui ». Mes yeux s’éclairaient soudain et je sentais l’impatience me gagner, en même temps qu’un sourire se dessinait sur mes lèvres.

— Tsss, dès qu’il s’agit de la mer, tu es facile à convaincre.

— J’adore la mer, répondais-je comme s’il était encore utile de le préciser.

Et alors que nous marchions sur le sable chaud jusqu’à l’eau, mon corps se détendait. Cette passion, je l’avais depuis toujours en moi, mais ces moments, avec lui, étaient encore plus précieux.


 

Chapitre 1

​

— Espèce de fada ! criai-je à l’automobiliste qui me frôlait.

Je m’énervais rarement, du moins, je ne l’exprimais presque jamais, mais depuis que je circulais à vélo dans Barcelone, j’avais appris à me faire entendre. Ma survie en dépendait. Cependant, malgré ces sept années ici, les insultes ne me venaient pas en espagnol, mais en français. Plus précisément en provençal.

Je tournai sur une perpendiculaire pour rejoindre la mer. Je travaillais, en ce moment, sur des missions qui ne m’inspiraient rien d’autre que de l’ennui, mais je devais m’accrocher. Si je parvenais à me montrer à la hauteur, j’obtiendrais un poste permanent d’ici l’été. Alors, pour tenir, j’avais besoin de décompresser, et pour cela, je ne rêvais que d’une chose : me baigner.

La mer savait toujours comment m’apaiser. Depuis mon enfance, c’était ainsi. J’avais éprouvé des difficultés à m’acclimater aux plages barcelonaises, mais quand on fouillait bien, il existait des coins agréables pour nager sans être envahi de touristes.

Habituellement, je quittais la ville, mais les tâches s’étaient multipliées et j’étais parti du bureau plus tard que prévu. Je n’avais pas le temps et je refusais de terminer la journée sans avoir pu être enveloppé par la grande bleue.

Enfin, l’odeur iodée me parvint. Mes muscles se décrispèrent en même temps qu’un léger sourire se dessina sur mes lèvres. J’accélérai.

Je posai le cadenas autour du cadran de ce vieux vélo que j’avais déniché d’occasion, puis d’un platane, et attrapai mon sac. Comme un gosse heureux d’aller se baigner, je marchai d’un pas rapide. J’avais vingt-quatre ans, et toujours la même impatience à retrouver la mer.

Je retirai mes chaussures et enfonçai mes pieds dans le sable encore chaud et doux.

Mon sourire s’agrandit.

Il était dix-huit heures, seules quelques personnes tardaient sur leur serviette. Je respirais.

À deux pas des premières vagues, je laissai tomber mon sac et enlevai mes vêtements, ne gardant que mon maillot que j’avais pris soin d’enfiler dans les toilettes avant de quitter le travail.

J’effaçai la distance qui me séparait d’elles jusqu’à les sentir s’infiltrer entre mes orteils. J’éprouvai déjà les premiers signes de bien-être.

La chaleur de la journée et le stress m’aidèrent à avancer sans hésitation. Un frisson remonta le long de ma colonne quand je fus totalement immergé, en même temps qu’une euphorie familière se répandit à l’intérieur de moi.

Allongé en planche, je laissai le soleil réchauffer mon visage tout en savourant la caresse de l’eau sur mon corps. J’aimais tellement cette sensation. Je profitai encore quelques secondes de sa douceur, avant de m’enfoncer et d’être complètement englouti par elle. Je m’abandonnai, ballotté par les remous, et fixai le ciel. Sous les vagues, j’avais une vue unique et un sentiment de sécurité. Je remontai reprendre mon souffle et replongeai aussitôt. Je nageai au fond, le regard ancré sur le bleu plus intense qui m’appelait.

Envoûtant.

Combien de minutes passèrent ? Je n’en avais aucune idée. J’y perdais souvent la notion du temps. Ce qui semblait être encore le cas aujourd’hui, car Javier m’interpella. Il se tenait au bord, seuls ses pieds étaient mouillés, et j’avisai derrière lui, assise sur le sable, Lou. J’avais convenu avec mes deux colocataires que nous nous retrouverions à dix-neuf heures trente. S’ils étaient venus à ma rencontre, je devais être en retard.

—  ¡ Hey Eli ! ¿Planeas salir del agua algún día?[1]

Je m’excusai rapidement. En le rejoignant, je ne pus retenir mes bras et les claquai durement sur la surface afin de l’éclabousser le plus possible. Il lâcha un juron et moi un éclat de rire. Toujours apprêté et précautionneux avec son apparence de Don Juan, se faire arroser avant de sortir ne pouvait que l’énerver, mais le voir secouer son tee-shirt sans succès, car il n’en portait que des moulants, puis remettre en place ses mèches noir de jais en soupirant était un de mes petits plaisirs coupables. Et je savais que je pouvais me le permettre. Sous son air agacé, il y avait un homme qui aimait rire et s’amuser.

— ¿ Crees que lo necesitaba ?[2]

— ¡ Te veias un poco tenso ![3] le raillai-je en quittant l’eau à regret.

Je m’approchai de lui, les bras grands ouverts, prêt à le serrer contre moi. Il courut aussitôt à l’opposé, lâchant des jurons. Sa voix couvrait toute la plage et certains passants s’arrêtèrent sur la promenade en bois pour l’observer, divertis par son exubérance naturelle.

Je trouvai ma serviette dépliée à côté de celle sur laquelle Lou était assise. Elle était mon amie d’enfance et n’était plus étonnée de me voir rester des heures dans l’eau. Elle savait où me retrouver et connaissait mes habitudes.

— Tiens, je t’ai amené un Fanta.

— Merci, ma belle.

Je déposai un baiser frais sur sa joue.

Javier vint s’asseoir sur le sable en râlant encore, car j’avais réussi à tremper son jean savamment découpé par endroits.

—  ¡ Miren que hora es ! ¡ Podriamos hecharnos unos tapas![4]

Je hochai la tête. Maintenant que j’étais détendu, je pouvais aller où il voulait. Et je devais reconnaître que j’avais de la chance de vivre avec ces deux-là. Javier avait le don de me motiver, et Lou, de me soutenir. Avec eux, je me sentais à ma place. Je passai un bras encore mouillé autour de leurs épaules et ris en les entendant râler. 

—  ¡ Yo invito ! [5]

***

Le restaurant donnait sur la mer. Un cadre idéal qui était rarement libre. Heureusement, Javier était ami avec un des serveurs et celui-ci nous dédia une table offrant une vue imprenable sur la plage et le soleil couchant. Perdu dans ma contemplation, je réussis à m’en extirper en entendant le son des touches du téléphone de Lou frappées à toute vitesse. Quand elle eut fini, un message arriva et je vis ses yeux vert clair pétiller.

— Une nouvelle conquête ? Il s’appelle comment ?

— Non. C’est une copine. Je l’ai rencontrée l’autre soir avec Sandra.

Elle baissa la tête et retourna sur son téléphone. Ainsi, ses boucles brunes la cachaient du reste du monde. D’aussi loin que je me souvienne, elle avait toujours eu les cheveux longs. Une épaisseur que beaucoup lui enviaient alors qu’elle ne demandait qu’à en avoir moins. Plus jeune, elle avait tenté durant des heures de les lisser, en vain. Ses boucles étaient persistantes, et tant mieux, car elles lui allaient parfaitement.

— Tu ferais mieux de te préoccuper de Javier. Sylvia enchaîne les gardes et il vient d’apprendre qu’ils ne pourront pas se voir avant trois semaines, peut-être même plus.

J’eus envie de lui dire qu’un mois, ça pouvait passer vite, mais je savais que non. Pas quand on attendait la personne qu’on aimait et que chaque seconde s’apparentait à des heures. Lorsque l’unique visage qu’on apercevait partout était celui qu’on espérait. Je l’avais vécu. Pendant plusieurs années. Et chaque fois, cette période était insurmontable. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de promesse. Seulement le vide.

— ¿ Todo bien ?[6] me sortit de mes pensées Javier.

Lou affichait, elle aussi, un regard inquiet, et en avisant sa main posée sur ma cuisse, je réalisai que j’avais dû partir trop loin dans mes souvenirs.

— Si, sólo tengo hambre…[7] 

Évidemment, ils ne me crurent pas, mais le sourire qui accompagnait ma phrase devait être convaincant. Assez pour qu’ils me laissent tranquille.

Au moment où j’allais mordre dans ma première tapas, mon téléphone vibra dans ma poche. J’hésitai un instant à l’ignorer, mais j’attendais un appel. Léchant mon doigt rempli de sauce que je n’avais même pas eu le plaisir de savourer, je regardai le nom s’afficher. Lou lut par-dessus mon épaule.

— C’est ta mère ?

— C’est Olivia, corrigeai-je.

Elle leva les yeux au ciel, agacée que je relève systématiquement cette nuance. Olivia et Léon m’avaient élevé. Ils étaient une famille d’accueil, et moi, je n’avais pas de famille. Du moins, pas de celle qui mérite de porter ce nom. Je les aimais comme mes parents, mais je n’étais pas leur fils. Alors, je préférais les appeler par leur prénom. Lou ne comprenait pas, mais j’estimais avoir eu la chance de grandir avec eux, je n’allais pas en plus réclamer un statut officiel.

Je décrochai et la voix qui résonna dans le combiné me fit froncer les sourcils par anticipation. Léon allait moins bien ces derniers temps, et aujourd’hui, après de longues semaines d’examens, il rencontrait un neurologue sur Toulon pour lui annoncer les résultats. Le tremblement d’Olivia perceptible à travers le téléphone m’alarma.

— Elian, Léon a appris ce qu’il avait et..., commença-t-elle.

Le malaise que j’avais ressenti en décrochant s’accentua. Je savais que le diagnostic serait lourd parce que tous ceux dits « sans gravité » avaient été exclus. Dès lors, il ne restait que des maladies effrayantes. Toutefois, certaines offraient une perspective d’avenir. Mes doigts triturèrent la serviette en papier du restaurant. J’inspirai plus fortement pour poser ma question avec le moins de panique possible. 

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Une SLA[8], enfin, un Charcot.

Elle n’ajouta rien. Je fouillai dans ma mémoire essayant de trouver une quelconque information concernant cette maladie. Elle me disait vaguement quelque chose. Sans me rappeler les symptômes, ce nom résonnait lourdement dans ma tête.

— Je... C’est grave ?

Olivia sanglotait et je n’eus pas la force d’insister pour en savoir plus. Je chercherai.

— Désolée, Eli, je n’arrive même plus à parler.

L’entendre si mal me brisa le cœur.

— Olivia, je vais rentrer ce week-end. On en discutera de vive voix.

— J’espérais que tu dirais ça. La famille doit rester soudée dans cette épreuve.

Je ne confirmai pas sa dernière phrase. Nous n’étions pas vraiment une famille, mais il me paraissait inconcevable de ne pas être avec Léon dans ces moments-là.

Je raccrochai avec une boule au ventre et le sentiment que ce simple appel allait remettre en cause beaucoup de choses dans ma vie. Je me sentais effrayé et ne pas saisir les conséquences exactes m’agaçait. Aucun son ne sortit de ma bouche, mais mes amis comprirent mon inquiétude en croisant mon regard. Je descendis d’une traite mon verre d’eau. Il ne suffit pas à apaiser la sécheresse de ma gorge nouée. Ma main moite attrapa la carafe et je me resservis en secouant ma jambe sur le rebord de la chaise. La nervosité me gagna tout entier. Je bus une nouvelle gorgée et tapai dans la barre de recherche Google les mots : « maladie Charcot ».

Les premiers résultats me coupèrent le souffle.

Incurable.

Enfermé dans son corps.

Évolution rapide.

D’autres s’ajoutaient presque aussitôt : « choisir comment mourir, Suisse, Belgique. »

Mon cœur s’arrêta un bref instant.

À nouveau, la main de Lou me ramena dans ce bar de Barcelone. Cette fois, elle était sur ma joue, là où une larme avait coulé sans que je m’en rende compte.

J’avais envie de m’enfuir, ça avait toujours été ma solution de défense face aux situations douloureuses. Si quelqu’un d’autre qu’eux avait été présent, j’aurais probablement exécuté mon plan, mais Lou était une personne très importante à mon cœur, en qui j’avais complètement confiance, et désormais, il en allait de même pour Javier.

Alors, pour une fois, je choisis la parole à la fuite.

 

 

Chapitre 2

​

Pour ne pas prêter attention aux personnes qui m’entouraient à l’arrêt de bus, je regardai les lettres géantes de l’aéroport de Marignane.

À l’écart des autres passagers, je patientais pendant qu’ils montaient et se précipitaient à l’intérieur. Je n’aimais pas beaucoup la foule, surtout lorsque j’étais seul. Et j’étais bien incapable de m’imposer pour gagner quelques secondes et choisir mon siège. Au besoin, je préférais attendre le suivant.

Certaines choses restaient ancrées pour toujours.

Je portai une dernière fois ma cigarette électronique aux lèvres quand je posai mon pied sur la première marche du bus.

Heureusement, nous n’étions pas très nombreux, je pus trouver une place facilement près de la fenêtre. Je soupirai de soulagement, ravi de pouvoir admirer le paysage jusqu’à mon arrivée.

La tentation de sortir mon ordinateur me travailla un instant, mais je le savais, mon esprit était bien trop occupé par la raison de ma visite pour espérer écrire ou créer quoi que ce soit.

Je n’irai mieux que lorsque je verrai Léon.

« Je viens d’atterrir et de monter dans le bus pour Toulon, tout va bien, ne t’inquiète pas. Bisous ma Lou »

Sa réponse avec un GIF de deux amis qui se prenaient dans les bras l’un de l’autre ne tarda pas et m’arracha un petit sourire. Elle aurait voulu être là, mais nos vies à Barcelone ne nous permettaient pas de rentrer en France aussi souvent qu’on le souhaitait.

J’avais réussi à négocier quelques jours avec mon patron. Le monde de la com et du webdesign m’offrait la possibilité d’effectuer mes missions à distance.

Je savais qu’elle s’inquiétait pour moi, mais davantage pour Léon. Tout le temps fourrée chez moi après l’école, elle le connaissait bien. En fait, à Bormes-les-Mimosas, peu de personnes ne le connaissaient pas. Il avait aidé presque chacun d’entre eux dans leurs travaux, leurs déménagements, ou encore leur jardin.

Et puis il n’était peut-être pas le meilleur pointeur, mais il n’était pas loin de l’être. Nombreuses étaient les fois où je l’avais vu lever les bras au ciel en attrapant sa casquette de fierté pour avoir obtenu la victoire de son équipe de pétanque. Des instants mémorables. Pour ces parties gagnées, bien sûr, mais surtout pour ces rares instants où il laissait exprimer sa joie.

J’ouvris ensuite ma conversation avec Olivia. Celle qui m’a apporté tout l’amour maternel que je n’avais jamais reçu. Je tapai rapidement un message, l’informant que j’arrivais aux alentours de quatorze heures trente, peut-être quatorze si les bus se synchronisaient bien.

Mon téléphone vibra dans la minute.

« Tu ne m’as pas donné tes horaires ! Je serais venue te chercher à Marseille ! »

Un petit ricanement m’échappa. Je le savais, il n’y avait rien qu’elle nous refusait. Mais je ne la sollicitais jamais, sauf si je n’avais pas d’autre solution. Cependant, lire sa réaction me réchauffa le cœur.

« Tout va bien, Olivia, ne t’inquiète pas, je te dis quand le bus démarre de Toulon. »

« Hors de question, Alis va passer déposer le pain pour Léon, je vais lui demander de te récupérer, tu ne bouges pas de Toulon ! Est-ce que c’est clair ? »

Son ton menaçant était en fait des plus attentifs et bienveillant. J’abdiquai. Si Alis venait, j’arriverais assurément plus tôt. Sa conduite sportive réduirait le temps par deux.

J’eus un léger mouvement de recul en voyant la réponse d’Olivia. Depuis que je lui avais appris à se servir des avatars, elle en usait et en abusait. Alors, quand un énorme dessin d’elle surgit sur mon écran avec un pouce en l’air et un sourire en banane, je ressentis un mélange de surprise et d’amusement.

La ressemblance était assez réussie : de longs cheveux bruns, même si les blancs qui apparaissaient aujourd’hui n’étaient pas sur l’image, des yeux en amande, et une expression à peine exagérée, car Olivia était une personne solaire. Elle pouvait irradier une pièce de sa présence, et celui qui y était le plus réceptif restait Léon.

Je mis mon portable dans ma poche et sortis mes lunettes de soleil. L’orientation du bus avait changé et je l’avais désormais en plein visage.

J’avais des yeux bleus, trop sensibles à la grande luminosité. Dès qu’un rayon émergeait, j’étais presque constamment avec une paire noire sur le nez. Ce point ne me dérangeait pas, il m’arrangeait même, car j’avais l’impression d’être caché et d’avoir une forme de protection supplémentaire vis-à-vis du monde.

Pour l’heure, elles me permettaient surtout d’observer la mer qu’on apercevait entre Marseille et Orange. Un point de vue magnifique qui m’émerveillait toujours autant.

***

Enfin, j’arrivai à Toulon. Comme à l’aller, je laissai les voyageurs quitter, avec une impatience non feinte, le bus. Je n’avais jamais compris pourquoi cette précipitation.

Je sortis quand la voie fut dégagée et récupérai ma valise.

L’odeur du pot d’échappement m’asphyxia et je m’éloignai rapidement pour respirer une bouffée d’air frais et légèrement iodé. La seule chose positive que je retenais de cette ville.

Je n’aimais pas spécialement Toulon. J’y étais né, mais l’incapacité de mes parents à prendre soin de moi restait à jamais associée à ce nom. Je ne me souvenais pas de chaque maltraitance subie de leur part, certaines avaient commencé alors que j’étais nourrisson. En réalité, je n’aurais jamais dû venir au monde. J’étais le fruit d’une erreur et ils ne manquaient pas d’occasions pour me le rappeler. Quitter cet endroit m’avait permis d’oublier en partie mon mal-être. Même s’il m’a poursuivi ensuite quand je vivais chez les Sauvel, car j’étais tenu de revenir pour mes visites obligatoires avec mes géniteurs. Des moments tristes et angoissants.

Pour éviter les ruminations qui s’intensifiaient dans mon cerveau, je décidai de marcher un peu et prévins Alis que je me dirigeai vers le port. Elle ne me trouverait peut-être pas au premier coup d’œil, mais moi, je n’aurai pas de mal à la repérer de loin.

Comme je l’avais prédit, dix minutes plus tard, j’entendis un monteur vrombir. J’orientai mon regard et souris en reconnaissant une Mini Cooper prune. Je me plaçai en vue et lui fis signe. La capote baissée, elle leva la main et j’aperçus ses bracelets argentés – trop nombreux pour être comptés – s’agiter.

Elle s’arrêta en warning, sans se préoccuper de gêner, et sortit me serrer dans ses bras.

— Tu es là ! Pourquoi tu ne m’as pas prévenue ? Je ne t’attendais pas avant demain, si j’avais su, je serais venue à Marseille.

Telle mère, telle fille.

Elle ressemblait tant à Olivia avec son sourire rayonnant et sa joie de vivre que chaque pore de sa peau reflétait. Seul le physique détonnait. Ses cheveux noués en deux chignons, dont des mèches violettes s’échappaient, et un trait d’eye-liner prononcé marquaient une certaine différence avec le classique brun et l’absence de maquillage d’Olivia.

— Allez, monte, ça râle derrière.

Un mouvement de tête de sa part me permit de croiser le regard furieux d’un automobiliste. Tandis que je m’excusais le plus platement possible, Alis ouvrit le coffre, pour y mettre – jeter serait plus exact – ma valise. La délicatesse et elle n’avaient jamais su s’entendre, une autre différence avec Olivia. Puis, d’un geste désinvolte, elle salua l’homme qui n’allait plus tarder à arracher son volant d’agacement et démarra.

— J’te jure, toujours pressés ceux-là.

Ceux-là, pour beaucoup de locaux, était utilisé pour parler des touristes. Pourtant, la plaque numérotée 83 n’encourageait pas à penser qu’il s’agissait d’un vacancier.

— Faut s’détendre ! cria-t-elle dans son rétro central.

Je n’osai pas regarder derrière. J’imaginais parfaitement les propos ou les gestes associés qu’il adressait à Alis. J’étais mal à l’aise et je soupirai de soulagement quand elle tourna à gauche et que notre homme pressé continua tout droit.

— Bon et sinon, ton vol s’est bien passé ?

Le cœur encore trop stressé par l’altercation, j’eus du mal à trouver mes mots. Je me contentai d’un oui que j’espérais suffisamment audible.

Quand la voiture d’Alis quitta Toulon par la D98, je me détendis tout à fait.

Cette départementale avait longtemps représenté un ascenseur émotionnel pour moi. Dans ce sens, elle avait toujours été synonyme de délivrance. Elle annonçait la fin de ma visite et la certitude que je recouvrerai une forme de liberté durant les quinze prochains jours avant d’y retourner.

— C’est bon, c’est vert !

Je tournai la tête vers Alis qui s’énervait sur la voiture devant nous. Je ne l’avais pas vue depuis six mois. Ça me semblait une éternité. En revanche, le nombre conséquent de bijoux qu’elle portait ne changeait pas. Je comptais trois chaînes de tailles différentes avec chacune des accessoires suspendus, trois boucles à chaque oreille, dont une paire impressionnante aux lobes. Les bracelets cliquetaient à chacun de ses mouvements tandis qu’elle faisait tourner ses bagues l’une après l’autre.

Elle avait toujours été libre. Du moins, c’était ainsi que je me la représentais. Libre avec son corps aux formes généreuses. Libre avec ses goûts vestimentaires colorés et parfois étourdissants. Libre dans ses décisions. Elle savait ce qu’elle aimait et ce qu’elle voulait, sans doute trop pour son ex-mari. Je me trompais sûrement, cette description simpliste devait être semée d’embûches, mais c’était ainsi que je la percevais.

— Je n’avais pas envie de te déranger, mais c’est cool que tu sois venue me chercher.

— Tu te fous de moi ! Évidemment ! Ce qui m’énerve c’est que tu n’aies pas appelé pour demander avant ! On se serait mieux arrangés. J’aurais pu aller directement à Marseille.

C’était la raison pour laquelle je ne l’avais pas prévenue. Elle avait sa vie à gérer, l’entreprise de son père, avec Alban, son frère, et Angèle, sa petite puce de trois ans, hyperactive elle aussi.

— Comment va la famille ?

Elle posa le coude sur la portière et laissa tomber sa tête lourdement sur son poing, tandis que la main droite qui tenait le volant se resserra imperceptiblement dessus.

— Angèle ressent tout. Je ne peux pas la leurrer. Heureusement, c’est les vacances bientôt. Elle ira quelques jours chez son père à Sisteron, ça lui fera du bien de changer d’air et de passer du temps avec lui. 

Alis avait divorcé il y a deux ans de Florent. Personne n’avait vraiment compris pourquoi ils étaient restés ensemble, les engueulades rythmaient leur quotidien et les tensions entre eux réussissaient à atteindre leur entourage, mais une magnifique Angèle en avait résulté, et rien que pour elle, leur couple avait eu raison d’exister.

— Vos rapports vont mieux ?

— La distance aide bien à nous supporter, mais faut pas nous laisser trop longtemps dans la même pièce, rit-elle.

Je partageai son ironie et me replongeai dans la contemplation du paysage qui défilait. Nous roulions sur le Gapeau et longions les salins. Avec les Sauvel, nous avions emprunté, certains dimanches après-midi, les sentiers qui les traversaient. Je gardais d’agréables souvenirs de ces promenades. Même si Alis râlait de ne pas pouvoir traîner avec ses copines, Alban de ne pas pouvoir jouer sur sa console, et moi, parfois, quand elles m’éloignaient de Soan. Nos plaintes incitaient Léon à prendre le relais, mais très vite, l’ambiance s’adoucissait et nous terminions en joie devant une glace.

— Bon, et au lieu de ressasser ma vie sentimentale désertique, pourquoi ne pas parler de tes amours ?

Je levai les yeux au ciel. Et c’était reparti !

— Personne.

— Quoi, personne ? Et ce gars-là, Juan, ça se passait bien, non ?

— Oui, mais…

Je ne sus comment terminer ma phrase. Je connaissais parfaitement la raison, et visiblement, elle aussi, car elle s’en chargea pour moi.

— Mais il n’est pas Soan.

J’acquiesçai, le regard dans le vide.

— Combien de temps encore va-t-il te pourrir tes histoires, celui-là ?

— C’est que ce n’était pas le bon, c’est tout.

J’entendis son « mouais », mais je préférai garder la tête tournée sur l’extérieur et me concentrer sur les salins.

Soan n’avait pas quitté mon cœur. Non, mon âme. J’avais beau essayer, je ne trouvais personne avec qui je parvenais à l’oublier tout à fait. C’était stupide, mais j’avais l’impression d’avoir aimé pour une vie entière avec lui.

Tout ce décor me réchauffait de l’intérieur. Je me sentais intimement lié à cet endroit. C’était chez moi, pourtant, j’avais décidé de partir. Ça avait été le bon choix, pendant cette période difficile, je le savais, mais chaque fois que je revenais, je doutais de sa pertinence. À plus forte raison avec Léon malade. Je voulais être près de lui autant que possible.

— Alors, quand est-ce que tu reviens ici définitivement ?

Je tournai la tête vers Alis en écarquillant les yeux, me demandant un court instant si elle avait la capacité de lire dans les pensées. Elle rit et continua :

— Pas la peine de faire cette tête. Je vois bien comme tu regardes tout en souriant. Et je sais à quel point tu aimes ce coin, mais il y a une chose que je n’ai jamais comprise par contre : pourquoi tu l’as quitté ? Ça ne peut pas être juste à cause de Soan, si ?

Soan n’avait pas été la raison principale de ma fuite. Ce n’était pas la seule, mais elle comptait beaucoup dans la balance. Chaque endroit était marqué au fer rouge par sa présence, son sourire, ses blagues vaseuses, ses projets secrets, sa peau douce, son odeur, les taches jaunes, uniques, couleur mimosas, qui illuminaient le brun de ses yeux. Il était partout, et moi, j’étais perdu. Je n’avais pu me réfugier nulle part sans douleur. Comment avancer, alors ? Ma formation de webdesigner, j’aurais pu la faire n’importe où ailleurs, mais j’avais choisi Barcelone pour m’éloigner. Changer de pays, me fondre dans la masse. Et recommencer.

L’autre raison, je la taisais des Sauvel.

Ils avaient beau me considérer de leur famille, je n’étais qu’une pièce rapportée qui avait eu la chance insolente de se trouver au bon endroit, au bon moment. Grâce à eux, et malgré mes débuts fastidieux dans la vie, j’avais eu des bases solides. Olivia, Léon, Alis et Alban m’avaient intégré, soutenu.

La psychologue, que je voyais pour satisfaire le juge, m’avait dit que cette rupture avait réveillé en moi le rejet qui me hantait depuis mon enfance. Elle avait ravivé toutes mes peurs, car je ne me sentais pas aimé dans ma famille de sang, pas légitime dans celle de cœur, et pas suffisant pour l’amour de ma vie. Un résumé sans appel qui avait résonné comme une sonnette d’alarme dans ma tête. La fuite avait été la seule option que j’avais trouvée et réussie à mener. Je n’avais eu qu’une exigence dans mes recherches : la mer.

Mais quand je revenais, je remettais en cause, un court instant, mes affirmations. Je savais cependant qu’elles réapparaîtraient dès que l’occasion se présenterait.

— Barcelone est une ville pleine de cachet. Elle a un patrimoine riche, éludai-je.

Je la gratifiai d’une moue qui indiquait que je ne voulais pas en parler.

Elle secoua la tête en levant les yeux, mais n’insista pas. Elle ne prenait pas mal mes réponses évasives et fuyantes. Elle avait l’habitude et me connaissait suffisamment pour comprendre que je ne la rejetais pas, mais que je n’étais pas encore assez fort pour évoquer ma vie sentimentale.

Alis s’engagea dans Bormes et mon sourire se transforma de factice à sincère quand la voiture s’engagea dans les rues du Pin[9].

 

 

 

Chapitre 3

​

Alis me largua en bas de la petite allée qui menait à la maison. Je lui avais dit de me laisser terminer à pied, bien avant, mais elle voulait me rapprocher au maximum.

Aussitôt dehors, elle démarra en trombe pour se rendre à la Favière. La seconde fabrique familiale y était implantée et elle était chargée de sa gestion.

Je plaçai mon sac à dos sur une épaule et remontai l’allée que j’avais empruntée tant de fois. Un peu en retrait, la maison était au calme, je n’entendais que les graviers crisser sous mes semelles et quelques frottements d’ailes de grillons. Ce simple son me rendait nostalgique. Il me rappelait les soirs où je rentrais tard après une longue journée à la plage avec Soan ou dans le vieux village. Tout avait toujours été si tranquille ici, je marchais avec pour seule compagnie le bruit de mes pas. À cet instant, je l’appréciais à sa juste valeur. Un moment paisible après la tempête d’Alis et la seconde qui m’attendait avec Olivia.

Je pouvais apercevoir le bougainvillier qui habillait tout un coin de la maison jusqu’à s’étirer sous les fenêtres de l’étage. Léon passait chaque année un temps certain à son élagage. C’était joli, mais rapidement envahissant. Il avait souvent négocié l’amputation pure et simple, mais Olivia tenait à cette plante. Alors, il cédait et montait sur son échelle pour la tailler.

Pourtant, la première chose qui me frappa fut l’étendue des branches violettes. Certaines arrivaient devant les fenêtres et battaient le volet en bois quand la brise printanière se levait plus fortement.

Je notai aussi que de mauvaises herbes poussaient çà et là sous les pierres devant la maison. La nature reprenait ses droits, et si Léon l’avait toujours domptée, aujourd’hui, il ne le pouvait plus. C’était idiot, je n’étais pas encore rentré, je ne l’avais pas encore vu, mais ce simple constat, qui en temps normal ne m’aurait même pas interpellé, me fit monter les larmes aux yeux. Il trahissait la faiblesse de cet homme que je pensais indestructible.

De l’extérieur, ça donnait du « charme », mais pour moi, il annonçait bien la dégradation de l’état physique de Léon. Jamais il n’aurait permis qu’un tel phénomène s’étende ainsi. Je l’avais toujours connu en train de s’affairer autour de la maison et dans le jardin. Il n’était pas un homme qui restait en place.

Les yeux rivés sur la façade, j’attendais. J’attendais que mon cœur se calme. Il n’était pas décidé à obtempérer tout de suite, alors je laissai mon regard scruter chaque détail. La peinture vert clair de la porte et des volets était écaillée par endroits. À peine visible, mais je le notai aussitôt.

Le diagnostic était certes récent, mais les signes précurseurs étaient apparus il y a quelques mois déjà.

Serrant les poings, je m’encourageai à ne pas faiblir et avançai, mû par une envie soudaine de le voir.

J’entrai avec ma clé et refermai derrière moi sans bruit. Il était bientôt quatorze heures, l’heure de la sieste n’était pas terminée.

L’odeur de lavande m’attrapa aussitôt. J’avisai le bouquet séché qui en était la source et souris. Ça ne changeait pas. Tout comme un son que je connaissais bien. Tic-Tac. La pendule de l’arrière-grand-mère d’Alis et Alban œuvrait toujours et offrait un bruit de fond incessant, régulier et étonnamment rassurant. Une autre horloge m’aurait insupporté, pas celle-ci. Je la reconnus et, associée au décor qui se dessinait devant moi, elle agissait comme une mélodie apaisante. Mon cœur se cala dessus et je respirai mieux.

J’avançai, sans être surpris de ne voir personne dans le séjour. La douceur du soleil d’avril permettait de vivre en extérieur à cette période de l’année. Quand j’arrivai dans la cuisine, je repérai le rideau de perles qui était suspendu à la porte menant dehors. Ce même rideau que j’avais toujours connu.

À travers lui, j’aperçus Léon. De dos, perdu dans la contemplation de son jardin, il ne me voyait pas.

J’eus du mal à le reconnaître. Sans sa casquette et son polo de couleur vive – un style vestimentaire que les années n’avaient pas changé –, je n’aurais pas pu affirmer que c’était lui. Sa stature si droite et fière me sembla soudain fragile.

Fragile… Ce terme ne lui avait jamais correspondu. Pourtant, aujourd’hui, c’était le premier mot qui me venait. Assis sur sa chaise de jardin, penché en appui sur ses avant-bras, le dos voûté, il peinait à garder la tête relevée.

Je devais avancer.

Je n’y arrivais pas.

Olivia apparut, il fallut un temps certain à Léon pour se tourner dans sa direction et lui sourire. Elle possédait un secret. Celui de rendre avenant cet homme bourru au cœur rude. Je lui ai toujours connu ces sourires doux et sincères avec elle. Et seulement elle.

Ma contemplation prit fin quand elle croisa mon regard. Elle accourut aussitôt pour m’enlacer – ou m’étouffer, la nuance était infime avec elle en matière de câlins. Mais loin de me déplaire, je me laissai faire et appréciai de retrouver sa force délicate, son odeur d’olivier et sa chaleur. En cet instant, j’en avais besoin.

J’avais peur.

Pourquoi ? La raison se tenait à quelques pas de moi. Et il avait lui aussi croisé mon regard. Des prunelles sombres dont l’éclat semblait vaciller.

Je m’avançai.

— Assieds-toi, je te ramène à boire. Tu dois être épuisé par ton voyage. Barcelone est si loin ! s’exclama Olivia dont l’accent chantant traversa mon être.

Je me retins de la contredire et hochai la tête. J’étais effectivement fatigué, mais la distance avec Barcelone n’en était pas la cause, c’était bel et bien mon stress quant à l’idée de revenir ici et constater la progression de la maladie de Léon.

Son regard appuyé ne me lâchait pas. Je le sentais peser sur moi. Il observait, analysait.

— Alors crapaud, comment va ?

Ce surnom. Il calma ma crainte et, après m’être raclé la gorge, je répondis, du mieux que je le pus, positivement.

— Combien de temps restes-tu ?

— Pas longtemps, je suis sur un gros projet. Je peux travailler d’ici, mais il y a certaines choses qui ne se font que sur place.

Son sourcil broussailleux s’éleva en même temps qu’un tsss s’échappa de ses lèvres. Sans le contrôler, mon estomac se tordit. C’était à la fois réconfortant et agaçant.

La communication avec lui avait toujours été particulière. J’avais appris à reconnaître ses onomatopées. Celles qui vous faisaient comprendre qu’il était préférable de faire profil bas, celles qui signifiaient un léger mécontentement, de la surprise, parfois même un rire. Même quand il chantait, il ne prononçait pas les paroles, mais fredonnait des tsss en rythme et assez justement.

L’entendre râler me réchauffa le cœur. Sous ce corps fourbu, il était là et gardait son fichu caractère. Je ricanai.

— Qu’est-ce qui te fait rire ?

— Rien, éludai-je, un sourire toujours scotché aux lèvres.

Il n’insista pas et attrapa la bouteille d’eau en verre avec difficulté. Il tenta ensuite de dévisser le bouchon. Il abandonna très vite et me la jeta presque – à moins qu’il n’eût pas assez de force pour me la tendre – en assénant :

— Tiens, ouvre.

Simple et concis. Son ton brusque masquait sa faiblesse et je n’ajoutai rien sur son comportement qui, en temps normal, m’aurait fait lever les yeux au ciel. Je m’exécutai en silence. Hésitant une seconde à la lui donner, je réajustai in extremis mon geste pour le servir.

Il hocha la tête imperceptiblement et saisit son verre. Un mouvement que je compris comme un « merci Elian ». Je détournai le regard quand sa main trembla pour l’amener jusqu’à ses lèvres. La maladie pouvait aller vite d’après mes recherches, et j’en constatais la véracité. Six mois me séparaient de ma dernière visite et les changements me sautaient aux yeux. Maintenant que le diagnostic était posé, la réalité me frappait de plein fouet.

Je m’attardai alors sur le jardin de mon enfance. Avec une pointe de soulagement, je découvris qu’il était en bon état. Léon adorait l’entretenir. Il avait planté des carrés de potagers, des coins fleuris. Alis, qui était la bricoleuse de la famille, avait fabriqué à l’aide de palettes un salon d’extérieur qui trônait fièrement au milieu. Seule la haie semblait prendre sa place et méritait d’être rafraîchie.

— Je pourrais couper quelques arbustes avant de repartir, lançai-je comme si je me sentais vraiment en mesure de le faire.

Je n’avais jamais eu la main verte. En fait, je n’étais pas manuel pour un sou. Mon esprit pouvait intégrer ce qu’on attendait de lui, mais mon corps, a priori, avait quelques difficultés à comprendre sa vision.

De nouveau, Léon leva un sourcil et afficha un infime rictus, celui de l’amusement retenu.

— Tu sais te servir de la débroussailleuse ?

— Ça ne doit pas être très compliqué. Mais si tu préfères que ça reste comme ça, pas de problème, je ne le ferai pas.

Mon ton était involontairement braque. Je n’aimais pas qu’il remette en cause ma contribution. Ça me renvoya à toutes ces fois où j’avais réalisé que je n’étais pas doué contrairement à lui, ou encore Alis et Alban. Il ne m’en pensait pas capable, alors même qu’il ne pouvait plus le faire. C’était idiot de ma part, mais ça me vexa.

— Ce n’est pas de refus, intervint Olivia, les mains chargées d’un plateau de nourriture. Tiens, je t’ai apporté un peu de tout pour que tu te fasses une collation.

Je la remerciai et m’empressai de tartiner un morceau de fougasse avec la tapenade d’Olivia, elle savait la préparer comme personne d’autre. Le goût explosa dans ma bouche.

— Alis a proposé de s’en occuper, mais avec sa puce, les journées sont courtes, et Alban est très pris avec le remaniement de la savonnerie.

— Le remaniement ? demandai-je, surpris.

— Tsss, commença Léon. Ces idiots n’en font qu’à leur tête.

— Moi, je trouve leurs projets intéressants, tempéra Olivia.

Voyant que je ne comprenais pas, elle poursuivit :

— Alis développe de la patisavonnerie à la Favière et Alban veut étendre l’entreprise aux bougies parfumées. Mais pour ça, il faut un troisième local à gérer, plus les trois boutiques.

— Oui, c’est bien, continua-t-il, mais ils ne font que ça, et ils oublient de passer du temps avec leurs proches.

— Je te rappelle que toi, tu étais toujours à la fabrique ou à la boutique du village.

— Et je ne regrette pas, mais c’est parce que je partais de rien. Ce n’est pas leur cas... et puis, regarde-moi aujourd’hui…

Son silence et celui d’Olivia, tous deux les yeux brillants, me comprimèrent le cœur. J’assistai à leur détresse, elle aussi silencieuse. Mais les mots n’avaient pas leur place entre eux. D’un regard, d’un geste, ils se comprenaient. Mal à l’aise, je décidai d’intervenir :

— Je suis sûr qu’ils le savent, mais ils veulent vous rendre fiers.

Léon me tapota trois fois la cuisse. Un acte affectueux, j’avais appris à le déchiffrer, même si je me demandais toujours s’il était destiné à me remercier ou à me faire taire gentiment.

Perdu dans mes réflexions, je ne remarquai pas tout de suite son mouvement. Il essayait de se rapprocher du bord du fauteuil pour se relever. Ce ne fut qu’alors que je découvris un nouvel élément que je n’avais jamais vu avant. Sa main brune et râpeuse se posa sur la poignée d’un appareil avec des roulettes.

— Qu’est-ce que c’est ? m’enquis-je.

— Un rollator. Grâce à lui, Léon peut se déplacer sans tomber, m’expliqua Olivia, sans le quitter des yeux.

Je sentis ma bouche s’ouvrir d’étonnement, je me repris, mais ne sus répondre à cette annonce.

— Eh oui, ce machin m’aide à me tenir droit. Mais au moins, je n’embête pas ta mère. Et puis, me soutenir serait trop difficile pour elle.

Son souffle était haché quand il parlait, à plus forte raison avec l’effort qu’il fournissait et qui semblait insurmontable. Je détournai le visage, incapable d’assister à ce spectacle.

Je me tartinai un autre morceau de fougasse avec lenteur pour avoir quelque chose à faire durant son transfert.

— Je vais rentrer me reposer dans le fauteuil parce que, tout à l’heure, Sofia vient et ce n’est pas une partie de plaisir.

Je regardai Olivia pour comprendre de qui il parlait.

— Sofia est la kiné de Léon. Elle l’aide à travailler ses membres pour préserver au maximum ses forces.

— Tsss, elle me fait suer oui ! Mais que veux-tu…

Il m’adressa une moue excédée en soupirant. Il s’éloigna d’un pas lent, appuyé sur son support. La vision d’un Léon en difficulté se révélait plus éprouvante que je ne l’aurais pensé. Il était un roc à mes yeux. Inébranlable. Inconsciemment, je l’avais toujours inclus comme un pilier dans ma vie et je ne voulais pas le voir s’effondrer. Et pourtant, le pire était en train de se produire.

Je serrai la mâchoire de frustration. Que pouvais-je faire pour l’aider ?

 

 

Chapitre 4

​

Finalement, je m’assoupis, bercé par le vent léger qui s’infiltrait dans les feuilles du grand pin à côté de la terrasse. Ce bruit était incroyablement apaisant, associé à l’odeur qu’il dégageait, je n’avais pas eu à lutter pour sombrer.

J’ouvris un œil quand la voix grave et mécontente de Léon me parvint. En regardant vers la baie vitrée, je le vis marcher avec une jeune femme à ses côtés. Elle devait être sa kinésithérapeute. Elle faisait la moitié de Léon, mais c’était bien elle qui menait la danse. Ce spectacle me tira un sourire, car même s’il affrontait une terrible épreuve, il gardait son fichu caractère.

Olivia sortit de la cuisine en faisant s’entrechoquer les perles de bois du rideau avec un plateau et deux tasses.

— Tiens, je t’ai fait un café.

— Olivia, je peux m’occuper de moi tout seul, tu n’as pas à le faire, tu as déjà tellement de choses à gérer.

Elle me sourit. Un sourire triste, mais qui restait malgré tout sur son visage. Je posai ma main sur la sienne et essayai de capter son regard devenu fuyant.

— Comment tu vas ?

Elle stoppa son geste, la tasse fumante à quelques centimètres de sa bouche et ravala un sanglot.

— C’est difficile, admit-elle. Je ne sais pas comment le prendre. Si j’en fais trop, ça ne va pas, si je m’efface, ça ne va pas, si j’en parle, il ferme la conversation. Et je suis paniquée de…

Elle ne finit pas sa phrase et tourna la tête. Sa tasse devenue encombrante, je la lui retirai des mains et la laissai s’essuyer les yeux.

— Je suis désolée, mon Eli. Je ne voulais pas pleurer, mais...

— Olivia, la rassurai-je, je suis venu pour vous deux. Je ne peux rien apporter d’autre que mon soutien, mais j’aimerais être là pour vous, comme vous l’avez été pour moi.

Elle me murmura un « merci » et caressa mes cheveux. Par réflexe, elle essaya de replacer une de mes mèches sur le côté. Une mission perdue d’avance. Pour autant, elle n’avait jamais cessé de le faire.

— Tu sais, quand Léon a appris que tu revenais, il était ravi. Il m’a demandé de nettoyer complètement ta chambre. « Remets-lui sa couette avec le dauphin, là. Il l’aime bien, celle-là ». Puis « vérifie les piles dans sa télécommande de chaîne hi-fi ». Il n’a pas arrêté de me solliciter pour que tu te sentes le mieux possible.

Ma bouche forma un magnifique « ô » sans parvenir à formuler un mot correct. Je ne savais pas quoi répondre à de telles attentions. J’étais toujours heureux et reconnaissant de leur affection envers moi.

Devant mon mutisme, elle m’adressa un sourire doux. Elle connaissait ma réserve et ne se formalisa pas de mon silence.

— Allez, me dit-elle en tapotant ma cuisse. Je vais voir comment ça se passe. Elle ne va plus tarder à partir, et après, il aime boire son café.

Je sortis de ma torpeur et acquiesçai. Je m’attardai une seconde de plus sur ses traits tirés et fatigués. Je me promis de les aider au mieux.

***

Je réalisais à quel point la vie de Léon et Olivia avait changé. Depuis mon arrivée, il y avait eu le passage du médecin traitant pour sa visite hebdomadaire à domicile, puis ce fut au tour d’un infirmier, Marius. J’avais retrouvé le Léon que je connaissais : bougon, qui ne parlait que pour le strict minimum, préférant ses tsss aux mots. Je ressentis un brin de compassion pour ce soignant. Le sourire qu’il m’adressa me fit comprendre qu’il n’était pas touché par la rudesse de Léon.

— Eli ? Tu veux bien y aller ? me demanda Olivia quand la sonnette retentit.

Pas une fois, pas deux, mais continuellement. Avec plaisir, j’identifiai la personne responsable de ce tapage. Il ne pouvait s’agir que de ma princesse.

J’ouvris la porte, le sourire aux lèvres, pour croiser celui d’Angèle. Avec ses longs cheveux noirs noués en deux tresses, un serre-tête rose à paillettes et des pinces licornes pour maintenir les mèches rebelles autour de son visage, elle était rayonnante.

— Tonton Eli ! cria-t-elle en se jetant dans mes bras.

J’étais toujours gêné quand elle m’appelait ainsi, je n’étais pas vraiment de la famille, mais je savais qu’elle utilisait aussi ce surnom avec les amis proches d’Alis. Alors je l’acceptais, et ça me réchauffait le cœur. Je répondis à son étreinte, trop heureux de la retrouver. Cette petite était mon rayon de soleil. Épuisante pour sa mère solo, mais dans mon rôle d’oncle, ce n’était que du bonheur.

— On va jouer ? Regarde, j’ai ramené Cendrillon et Raiponce.

Elle me tendit les deux Barbies et je ne pus qu’acquiescer.

— Angèle, laisse Eli tranquille, tu viens d’arriver, intervint Alis, une trottinette dans une main et un cartable dans l’autre.

— Ne t’inquiète pas, ça me fait plaisir de la retrouver, la rassurai-je.

Pendant que nous parlions, Angèle sauta sur son grand-père, toujours dans son fauteuil, puis en descendit aussitôt pour se placer sur le support qui servait d’assise au rollator. À force de balancements étudiés, elle réussit à le faire pivoter comme si c’était un tourniquet.

— Angèle ! Ce n’est pas un jeu ! C’est à papi ! Tu vas le casser.

Je jetai un œil à Léon qui semblait amusé de l’utilisation que sa petite-fille avait faite de son objet de soutien.

— Laisse-la, va, dit-il en secouant la main comme pour chasser une mouche.

De toute façon, il était inutile d’insister, car quelques secondes suffirent à la lasser pour me rejoindre avec ses jouets.

Finalement, des Barbies nous passâmes dans le jardin pour lancer le ballon et finîmes par l’observation des papillons qui la fascinaient.

Elle guidait, je suivais. Elle était sans doute la seule fille qui pouvait avoir cet ascendant sur moi. Devant son sourire, je n’avais aucune défense.

Avant le repas, la porte claqua à nouveau. Cette fois, ce fut au tour d’Alban d’entrer. Angèle lui sauta également dessus et lui demanda s’il avait rapporté « le gâteau qui sent trop bon ».

Il lui sortit une bougie cupcake rose qu’elle s’empressa d’attraper. De quoi séduire Angèle. Elle courut vers Olivia, puis sa mère, pour montrer son nouveau trésor.

Angèle absorbée, je pus filer et rejoindre Olivia en cuisine pour la seconder.

— Va t’asseoir, je m’occupe du plat et du reste.

Elle glissa sa main dans mes cheveux, comme chaque fois avec un regard reconnaissant, et j’entrepris la découpe du poulet.

Je le disposai du mieux que je pus, c’est-à-dire, de manière très précaire, et ramenai le tout dans la salle à manger. En arrivant, je m’arrêtai un instant pour contempler cette petite famille réunie et souriante. Ces personnes étaient toutes chères à mon cœur, elles ne savaient pas à quel point elles m’avaient sauvé et comme je les aimais. Alban leva les yeux vers moi et m’adressa un regard interrogateur. J’avais oublié que je me tenais immobile, à quelques pas d’eux. Je me raclai la gorge et déposai le plat au centre.

— Eh bien, qu’est-ce qu’il t’a fait ce poulet pour que tu l’étripes comme ça ?

Léon s’amusa de mon travail, tout comme le reste de la famille. Apparemment, je n’étais pas encore au point. Et en m’asseyant à mon tour, j’observai d’un œil critique le plat. C’était effectivement un joli massacre.

— Ça ne remplacera jamais ses lasagnes ! s’exclama Alis, hilare.

— Tu les avais toutes mangées, si je me rappelle bien, rétorquai-je, faussement vexé.

— Oui, comme ce poulet, elles étaient bonnes, mais la présentation ! Tu nous avais fait une bouillie.

Je ricanai en repensant à ce fameux jour. Olivia était malade et j’avais voulu l’aider en cuisinant, certain que les lasagnes étaient à ma portée. J’avais eu tort.

— Allez tout le monde, servez-vous ! lança Olivia.

***

À la fin du repas, je montai déposer ma valise et reprendre possession des lieux de mon enfance. Sans réfléchir, je sautai la cinquième marche que je savais très grinçante. Un vieux réflexe de mes sorties d’adolescent, quand je rentrais plus tard que l’heure convenue par Léon. Lui désobéir ne m’arrivait jamais. Le seul qui avait réussi l’exploit de me faire outrepasser les règles avait été Soan. Pour quelques minutes de plus dans ses bras, j’aurais tout bravé, prêt à dépasser mes peurs et mes limites.

Mes pieds nus effleurèrent le jonc de mer de l’étage et son odeur fit écho à mes souvenirs avec Soan. Il avait changé mon monde à jamais. C’était terminé depuis plusieurs années, et pourtant, chacun de mes sens ranimait aussitôt une nostalgie douloureuse et comprimait mon cœur aussi fortement que lorsque je l’avais perdu. Comme maintenant. J’inspirai et expirai plusieurs fois profondément. « En conscience », comme me disait Lou, adepte du Yoga. Je souris en entendant sa voix dans ma tête et en visualisant son air dépité de me voir échouer à ces formes de détente trop abstraites pour moi. La respiration ne m’aidait pas, mais cette vision, oui, et mon esprit se calma.

Je longeai le petit couloir et entrai dans ma chambre. En la balayant du regard, j’avais le sentiment de n’être jamais parti. Olivia avait bien mis les draps que Léon lui avait demandés. Ceux que j’avais eus lors de mon dixième anniversaire sur lesquels était imprimé un énorme dauphin. Je me souvins avoir été fou de joie en les recevant. Chaque soir, quand je me glissais dans mon lit, je rêvais que je nageais à leurs côtés. Je me sentais en sécurité et mes nuits étaient devenues peu à peu moins chaotiques. L’effet des Sauvel y était pour beaucoup, mais mon esprit restait marqué par cet anniversaire. Mon bureau non plus n’avait pas changé, sauf qu’il était rangé. Le pot à crayon et la lampe bleue et noire se trouvaient encore là. Je posai ma valise et entrai dans cette pièce qui avait été tant de fois mon refuge. Ma main glissa le long de l’étagère et s’arrêta sur ma station iPod. Un autre anniversaire mémorable. J’avais treize ans.

Je l’allumai par automatisme, et par curiosité aussi. L’iPod avait été échangé par les téléphones portables et je ne m’en étais pas servi depuis bien longtemps. La voix du chanteur de Green Day résonna et je sentis une étrange satisfaction. J’étais sûr que j’allais retrouver des pépites.

Je commençai à sortir mes affaires lorsqu’on frappa la porte. Elle n’était pas fermée, mais Alban prit la peine d’attendre sur le seuil, comme quand nous étions gosses. Marquer son territoire était important.

— Je peux entrer ?

— Mot de passe ? ricanai-je.

— Les feuilles de mes cours[10].

Je souris. Une contrepèterie peu subtile qui nous avait donné l’impression de pouvoir parler dans le secret le plus absolu.

— Je me disais que demain on pourrait peut-être aller faire un tour à la plage ? C’est samedi, et Angèle bassine Lou pour y aller. Franchement, on ne sera pas trop de deux pour gérer le petit monstre.

— Deux ?

— Oui, Alis a besoin de se reposer quelques heures. Être maman solo et diriger une entreprise ne lui laisse pas beaucoup de répit.

J’acquiesçai aussitôt.

— Si tu me parles de plage, tu sais bien que je suis toujours partant, mais, et Léon et Olivia ?

— Ils viendront aussi. J’ai eu du mal, mais j’ai réussi à motiver papa. Ce sera une expédition pour eux aussi, et nous nous occuperons d’Angèle.

Je m’adossai au bureau et croisai mes bras. Une protection pour la discussion à venir. Une manière de m’accrocher à quelque chose.

— Tu as vu le neurologue ?

— Non, Alis et moi n’étions pas là, mais on a rencontré le médecin traitant qui nous a expliqué.

L’air grave et soudain abattu, il se laissa tomber sur mon lit. Il fixa le sol, les coudes posés sur les genoux. Lui aussi voulait s’accrocher à quelque chose.

— C’est pas bon du tout, Eli. Je suis pas sûr qu’on parle en années. Et les mois qui lui restent seront éprouvants pour nous tous.

La musique se dissipa brutalement et seuls les battements de mon cœur résonnèrent. Lourds. Bruyants. Je sentis la boule d’angoisse reprendre ses droits dans mes entrailles et s’imposer bien trop rapidement pour que je puisse y faire quoi que ce soit. Une multitude d’images défila dans mon esprit, m’empêchant de réfléchir. Elles alternaient entre un Léon mourant à l’hôpital, Léon dans le jardin, ou jouant à la pétanque avant de révéler une pierre tombale… C’était vertigineux. J’avais beau savoir tout ce qu’Alban me disait, l’entendre de sa part apportait une autre résonance. Alban était un mini Léon. Un roc, peu enclin à la discussion et la diplomatie, mais bien plus à l’action.

— Eli ?

Sa voix me parvint au loin, mais elle réussit à me faire cligner des yeux et revenir dans ma chambre. Les notes retentirent à nouveau et je fournis un gros effort pour le regarder.

Il s’était levé et j’eus juste le temps d’apercevoir le brun de ses iris floutés par les larmes qu’il m’enlaça.

— Je suis content que tu aies pu venir. C’est important pour papa, tu sais.

J’approuvai et répondis à son étreinte. Quand tout foutait le camp dans ma vie, ce genre d’accolade me rassurait et me permettait de rester ancré dans la réalité. Aussi moche et détestable fut-elle.

— Et ça l’est pour nous aussi. Tu es de la famille.

Je me raidis légèrement, mais pour une fois, je n’opposai pas de « oui, mais ». Ce soir, je l’acceptais par mon silence. Trop d’émotions se bousculaient en moi.

— Les garçons, Alis doit y aller, venez lui dire au revoir.

La voix d’Olivia nous fit redresser la tête et sourire maladroitement. Quel que soit notre âge, elle nous parlait toujours comme si nous étions des gosses. Mais ça aussi, c’était réconfortant.

 

[1] Oh, Eli ! Tu comptes sortir un jour ?

[2] Tu crois que j’en avais besoin ?

[3] Tu avais l’air un peu tendu.

[4] Vu l’heure, on pourrait aller manger des tapas avant de rentrer ?

[5] C’est moi qui régale !

[6] Eli ? Ça va ?

[7] Oui, j’ai juste faim…

[8] Sclérose Latérale Amyotrophique.

[9] Quartier de Bormes-les-Mimosas.

[10] Les fers de mes couilles.

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